Les îles fantômes



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Les cartes géographiques du Moyen Age nous montrent un océan Atlantique couvert d'îles qui, en réalité, n’ont jamais existé. Ces îles, nous les voyons portées à l’ouest de l’Irlande et du Portugal ainsi qu’au nord des Canaries. A partir du XVe siècle, les géographes en désignent d’autres non loin des Açores et dans les parages de l’équateur. Si certaines d’entre elles sont fort étendues, la plupart sont de faibles dimensions...

Des îles évanescentes


Planisphère orienté le sud en haut extraite du « Livre de Roger » réalisé par al Idrissi en 1154 (ici l'exemplaire conservé à la BNF). 

De plus elles ont leurs noms propres et on les voit souvent, au cours des siècles, réapparaître sur toutes les cartes, sans qu’il soit possible de savoir comment s’est répandue et enracinée cette géographie fantaisiste de terres fantômes. Toutefois, si l’on y regarde de près, on constate que la psychologie populaire y a plus de place au demeurant que la géographie proprement dite.

île-Saint-Paul

Lorsqu’un marin parcourt des mers inconnues ou simplement mal explorées, les occasions de se tromper ne lui manquent pas quand il s'imagine apercevoir une terre. Du XVe au XXe siècle, on a frété de véritables expéditions pour vérifier l’existence douteuse de plusieurs îles, et l’on a même employé l’avion pour ce genre de besogne dans l’océan Arctique.

terre-de-davis

Carte du Pacifique Sud par Jacques-Nicolas Bellin, faisant apparaître les "Terres vues par Davis" (1753)
Extrait d'une carte française de 1705 faisant apparaître une "Terre aperçue par les Anglois", à l'Ouest du Chili.

En 1687, un marin anglais, Edward Davis, déclara avoir découvert dans l’océan Pacifique, alors mal connu, une île nouvelle située par vingt-sept degrés de latitude sud, à cinq milles marins du continent sud-américain. L’Anglais donna force détails sur son île et celle-ci fut ensuite portée sur les cartes de l’époque sous le nom de Davisland. Le marin hollandais Roggeveen chercha vainement cette « Terre de Davis » en 1722. En compensation, il découvrit à cette occasion l’île de Pâques.

Nos cartes de l’océan Glacial portaient jusqu’à la moitié du XXe siècle, au nord des îles de la Nouvelle-Sibérie, une « Terre de Sannikov » marquée d’un point d’interrogation. Un explorateur, le baron Toll, y perdit même la vie en 1902 en cherchant à la relever. Elle resta d’ailleurs introuvable et on la raya sur les cartes postérieures.
Carte allemande de 1906 indiquant la position de la Terre de Sannikov (au nord de l’« île Kessel », qui est l’île Kotelny)


Un cas inverse fut celui de l’île Bouvet dans l’Atlantique Sud. De 1739 à la fin du XIXe siècle, son emplacement sur les cartes fut aussi marqué d’un point d’interrogation, mais en 1898 l’expédition de Valdivia prouva définitivement son existence. Le 1er décembre 1927, l’île Bouvet fut annexée par la Norvège - en dépit des inévitables protestations de l’Angleterre - afin de faciliter aux pêcheurs norvégiens la pêche à la baleine dans les mers australes.


Bouvet Island 1927

En 1912, les marins du navire anglais Glewalon déclarèrent en arrivant à Valparaiso qu’ils avaient aperçu une terre inconnue par trente-quatre degrés de latitude sud et quatre-vingt-deux degrés dix minutes de longitude ouest. Le capitaine et tous les officiers confirmèrent ces déclarations. Mais quand le navire-école chilien Baquedano arriva sur les lieux afin de vérifier cette nouvelle sensationnelle, il ne trouva rien, pas plus qu’à plusieurs milles à la ronde. Les causes de cette erreur ne furent jamais élucidées.

En 1923, le bruit se répandit que l’île de Pâques avait disparu, engloutie par la mer lors du tremblement de terre qui frappa le Chili, en novembre 1922. Comme l’île ne répondait plus au télégraphe, on câbla à travers le monde sa disparition dans les flots. Or, peu après, on retrouva l’île intacte là où elle avait toujours été. Les bateaux qui l’avaient cherchée en vain s’étaient sans doute trompés d’endroit. Le câble télégraphique avait certes été rompu par le tremblement de terre, mais l’île elle-même n’avait rien ressenti du séisme.

Des inscriptions ou suppressions de petites îles sur les cartes marines eurent lieu encore au siècle dernier. Le 10 mai 1922, on découvrit en Polynésie une petite île qui reçut le nom de Kingman Reef Island. On ne saurait dire si elle était passée jusqu’alors inaperçue ou si elle venait seulement de sortir de l’eau. Les deux hypothèses sont plausibles, car des îles assez importantes peuvent effectivement surgir soudain de l’océan.
Kingman Reef NWR. Photocredit-Susan White-USFWS

C’est ainsi que naquirent subitement en 1871 l’île de Camiguin, dans l’archipel des Babuyan au nord des Philippines et en 1963 l'île de Surtsey au large de l'Islande. On a pu établir en 1927, en réparant un câble sous-marin rompu, que, près de Sainte-Hélène, le fond de la mer s’était élevé depuis peu de temps de près de 1 000 mètres ! Seuls des phénomènes volcaniques peuvent expliquer ces mouvements du sol.


île de Surtsey

The Sabrina eruption off the Azores in 1811
Nombreuses sont ainsi les îles qui naissent, puis disparaissent sous l’effet de soubresauts de la croûte terrestre. La rive méridionale du lac Baïkal connaît de fréquents séismes : une île de grande taille, l’île Stolby, surgit au milieu du lac au XVIIe siècle, puis disparut. Au début du XXe siècle, elle fit mine de reparaître. En juin 1811, une éruption volcanique provoqua l’apparition d’une île au large de l’archipel des Açores, en plein océan Atlantique. Elle fut baptisée l'île Sabrina, mais quelques mois après, elle disparut dans la mer.

Une observation semblable a pu être faite dans l’archipel des Salomon à peu près à la même époque : une île y disparut, tandis que, sur une autre, une montagne vénérée par les indigènes voyait son altitude augmenter sensiblement. Il fut d’autre part signalé en 1935 que deux îles, situées d’après la carte dans le Pacifique Sud, les îles Nimrod et Podesta, n’existaient pas et on les raya. Les tremblements de terre peuvent amener la disparition d’une île, mais il s’agit généralement de petites îles. En septembre 1932, l’îlot d’Amagiani, près de la Chalcidique, disparut à la suite d’un séisme.

Il est arrivé que des îles, bel et bien découvertes dans toutes les règles de l’art, n’ont plus jamais été retrouvées, sans qu’on puisse savoir si elles avaient disparu ou si l’explorateur avait été victime d’une illusion des sens.

En 1748, le capitaine anglais William Otton découvrit en plein Atlantique, à 300 lieues environ de la côte occidentale de l’Angleterre, une petite île qu’il appela l’île Otton. Dès qu’on apprit la nouvelle, le célèbre amiral George Rodney fut dépêché sur les lieux pour annexer l’île à la Grande-Bretagne. Mais l’amiral ne trouva rien et personne n’a plus jamais revu cette île.

En 1762, plusieurs navires espagnols, naviguant isolément dans l’Atlantique Sud, signalèrent deux îles qui reçurent le nom d’îles Aurora en souvenir d’un trois-mâts disparu corps et bien dans ces parages. Mais un explorateur anglais du pôle sud, le capitaine James Weddell qui voulut les voir de plus près en 1822, les chercha en vain, et nul après lui ne les aperçut jamais.

James-Weddell-expedition

L’aventure la plus curieuse dans ce domaine survint autour des années 30 : un consortium d’Amérique du Nord voulut produire un coton dans trois îles du Pacifique qui appartenaient au Japon. Les négociations avec Tokyo se déroulèrent favorablement. Quelques centaines de colons furent recrutés et, avec leurs familles, embarqués à San Francisco pour s’y établir. Mais voilà : les îles furent introuvables! Il y eut un beau scandale et des discussions fort animées de part et d’autre, ainsi que beaucoup d’argent dépensé en pure perte. Le Japon finit, paraît-il, par proposer trois nouvelles îles non moins favorables à la culture du coton et qui avaient surtout le mérite d’exister!

Si de pareilles erreurs arrivèrent au XXe siècle, quelles ne furent pas celles du Moyen Age ! Les cartes de l’Atlantique sont alors littéralement couvertes d’îles imaginaires. Al Edrisi, le plus grand des géographes arabes, rappelle que Ptolémée situe vingt-sept mille îles habitées ou désertes dans cet océan ; mais, dit-il, « nous n'en avons cité qu'un petit nombre, c'est-à-dire celles qui sont proches de la terre ferme et qui sont mises en valeur par le travail de l'homme.

Il arrive souvent que des traînées de nuages bas sur l’horizon trompent le marin qui s’imagine alors apercevoir des îles mystérieuses. Soyons certains qu’autrefois, de telles erreurs furent fréquentes et que les cartes marines en héritèrent largement.

Un navigateur américain moderne, Morison, écrivit dans une biographie de Christophe Colomb :
 « L’apparition d’îles fantômes et de rivages évanescents est chose courante en matière de navigation. Il suffit d’une vague traînée de brume, d’un nuage à l’horizon (surtout au coucher du soleil) pour qu’on s’imagine voir une île. Même des marins expérimentés s’y trompent. »
Les îles flottantes


Il arrive aussi, rarement il est vrai, qu’on rencontre en haute mer de véritables îles flottantes couvertes de végétation. Les vagues de la mer ou le courant violent d’un fleuve les ont arrachées à la terre ferme, généralement dans les régions tropicales. Les courants marins les entraînent alors au loin, parfois sur d’énormes distances.

C’est ainsi qu’en juillet 1892, on aperçut à deux cent cinquante milles marins au sud-est de Nantucket, un îlot flottant de 35 mètres carrés et couvert d’arbres de 9 mètres de haut. Deux mois plus tard, le Gulf-Stream l’avait entraîné de six degrés vers le nord et de vingt-deux vers l’est [10]. On ne sut jamais où il s’abîma finalement. Ces îles flottantes sont plus fréquentes dans le Pacifique que dans l’Atlantique. Le cargo canadien Mandelay aperçut ainsi une île agrémentée d’une forêt par cent soixante-sept degrés de longitude ouest et trente-six degrés douze minutes de latitude nord, soit à un endroit où aucune île n’a jamais existé.

Beaucoup d’autres navires ont fait des expériences semblables. L’embouchure de l’Amazone et les côtes tropicales des Philippines et du Congo servent fréquemment de cadre à ce genre d’apparitions. Que ces îles temporaires aient été autrefois relevées sur les cartes n’a rien d’étonnant.
Les îles légendaires de Brendan, de Brasil et d'Antillia


Des monstres marins nageant à la surface de l’eau ont aussi pu être pris pour des îles. La légende irlandaise de Saint Brendan et le conte arabe de Sindbad le Marin nous apprennent que leurs héros prirent pied sur des baleines endormies, voire qu’ils y allumèrent du feu! L’« île » se mettait alors en mouvement et nos voyageurs se trouvaient en grand péril. L’évêque danois Érik Pontoppidan écrit au XVIIIe siècle : « Les îles flottantes sont souvent des krakens. »

Les cas les plus fréquents sont ceux où de simples mirages font croire à des îles qui, évidemment, s’évanouissent dès qu’on s’en approche. Nous avons là à notre disposition une riche matière dont les géographes du Moyen Age firent leurs choux gras.

Des mirages, il n’y en a pas qu’au désert, comme on croit trop souvent. Les rivages marins n’en sont pas exempts et ces phénomènes, d’ailleurs fréquents, ont de tout temps impressionné les esprits populaires. C’est ainsi que sur les rives allemandes de la mer du Nord et de la Baltique, un simple mirage fit croire en son temps à la résurrection des villages engloutis de Vineta et de Rungholt. Telle est aussi l’origine d’une foule de légendes en Irlande, aux Canaries, aux Açores, sur les rives du Massachusetts, de Chine, du Japon, etc.


Gotland-ile

Innombrables sont les « îles perdues », les « îles en fuite », tantôt visibles, puis introuvables ou inaccessibles. On disait de l’île Gotland en mer Baltique qu’autrefois elle était invisible de jour et que, la nuit, elle surgissait des flots, jusqu’au moment où l’on réussit à allumer un feu sur son col, ce qui la « fixa ».

L’un des cas les plus intéressants est celui de l’île Brasil issue d’une légende irlandaise. Les côtes occidentales de l’Irlande, fertiles en mirages, ont toujours été marquées par ces apparitions d’îles enchantées. Jusqu’à Plutarque qui mentionne dans les parages irlandais l’existence d’îles au climat paradisiaque. L’historien grec, qui écrivit en l’année 120 après Jésus-Christ, nous signale qu’à cinq jours de voyage à l’ouest de la Grande-Bretagne se trouve l’île Ogygie de l'Odyssée, où Ulysse rencontra Calypso et vécut sept ans.

On crut longtemps qu’il s’agissait là d’une supposition gratuite de Plutarque. Mais il semble que l’écrivain se soit fait l’écho d’une croyance largement répandue et qui survécut même au Moyen Age. Nous trouvons au XIIe siècle, chez Honorius Augustodunensis, mention d’une île enchantée située en plein océan : « Il existe dans l’océan une île qu’on appelle l’« Ile perdue ». Elle dépasse en beauté et en fertilité tous les pays connus, mais elle se cache à la vue des hommes. Parfois, ceux-ci la découvrent par hasard, mais sitôt qu’on la cherche, elle se rend introuvable. D’où son nom d’« Ile perdue ». On affirme généralement que c’est cette île à laquelle aborda Brendan. »

Ce Brendan est un héros légendaire irlandais, un peu comme l’Ulysse d’Homère. Le personnage est historique : il vécut au VIe siècle et fut abbé de l’abbaye de Cluain Fearta. Après sa mort, la tradition populaire fit de lui un voyageur hardi et aventureux. Son nom servit à désigner l’une des ces îles fantaisistes de l’océan. L’île Brendan se trouve, en effet, portée sur de nombreuses cartes marines du Moyen Age, mais son emplacement y est très variable. Il en va de même de l’île Brasil.

brasil-et-bredan


Le nom originel de cette dernière était Breasail (du celtique breas, royal, prospérité, pureté). Elle joue dans la littérature légendaire et poétique de l’Irlande le rôle d’un Vénusberg celtique, peuplé exclusivement de femmes jeunes et belles, prêtes à l’amour. Seuls, quelques privilégiés avaient, dit-on, réussi à y aborder et ils s’y croyaient au paradis, oubliant dans le plaisir de leur sens comblés et leur famille et leur patrie.

Le nom de Brasil fut par la suite assimilé, mais à tort, au mot roman « brasile » qui désigna primitivement la couleur rougeoyante du charbon en ignition, puis n’importe quelle teinte rouge pourvu qu’elle fût intense.

De 1480 à 1497, sept expéditions partirent de Bristol pour découvrir l’île Brasil. La dernière de ces expéditions, commandée par un vénitien nommé Caboto, passé au service de l’Angleterre, aboutit à la redécouverte du Labrador, déjà découvert en l’an 1000 par les Normands et en 1473 par les Danois et les Portugais. Détail curieux : l’île Brasil, ou tout au moins un « Brasil Rock », figura sur un grand nombre de cartes marines jusqu’au milieu du XIXe siècle et en des points où aucune île pourtant n’existait !

Quand l’Amérique fut découverte, on s’imagina avoir retrouvé l’île Brasil tant en Amérique du Nord qu’en celle du Sud où poussait en abondance ce fameux bois rouge, dit « du Brésil », alors déjà très recherché. Finalement, le nom de l’île fantôme devint donc celui du grand pays sud-américain. La confusion qui régnait au Moyen Age au sujet de cette île introuvable qu’on s’obstinait à chercher, apparaît le mieux sur la carte dite de Pizzigano en 1424 où ne figurent pas moins de trois îles « Braçir ou Brazie » : à l’ouest, puis au sud-ouest de l’Irlande et enfin à l’ouest du Portugal.


Une autre île fantôme de l’Atlantique, à laquelle tout le monde crut au XVe siècle, fut celle d’Antillia. On la disait fort vaste : sept villes s’y trouvaient! Les Açores ayant été découvertes en 1431, on supposa cette île à l’ouest ou au sud de cet archipel. Son existence faisait si peu de doute que le savant florentin Toscanelli, qui assistait Colomb avant son départ « pour les Indes », lui conseilla de mettre tout d’abord le cap sur Antillia. Plus tard, on confondit cette île avec le littoral centre-américain. D’où le nom des Antilles actuelles.

Voilà donc une de ces îles fantômes « fixées » par les hommes, il est vrai suivant une méthode différente de celle préconisée par les anciennes légendes. Les Portugais firent de même en plaçant d’office l’île de San Zorzo, évanescente au XIVe siècle, dans le groupe des Açores, où, aujourd’hui encore, existe l’île São Jorge. Une autre île mystérieuse portée sur les anciennes cartes, l'Insula Corvi Marini (trad : l’île du Corbeau de Mer), a trouvé asile aux Açores, où elle s’appelle à présent l’île Corvo (l'Île du Corbeau).

La Terra Verde

Une île Verde (Terra Verde) figure aussi sur nombre de vieilles cartes marines : simple traduction de « Groenland » ( ou « Pays vert »), mais les géographes imaginatifs avaient cru qu’il s’agissait d’une nouvelle île de l’océan. Il y a sur les cartes marines des XIVe et XVe siècles des douzaines d’îles nées de telles confusions : dès qu’un nom quelconque est prononcé, on dessine une nouvelle île n’importe où sur l’océan. Rien d’étonnant que les îles aient foisonné sur toutes les cartes médiévales de l’Atlantique!

On s’est longtemps demandé pourquoi la géographie médiévale a ainsi jonglé avec des îles qui n’existaient même pas. Aujourd’hui, le mystère peut être considéré comme éclairci et c’est à la psychologie plus qu’à toute autre chose qu’on a dû faire appel.

Un grand nombre de ces îles fantômes, pas toutes certes, mais les plus importantes et, en tout cas, les plus célèbres, sont le résultat de phénomènes réels, physiques pour la plupart, observés autrefois, mais restés incompris et auxquels fut donnée une signification inexacte, plus superstitieuse que scientifique.



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